Mutations du travail : comment reconsidérer le travail et celles et ceux qui l’exercent ?
Organisé dans le cadre des 40 ans du Groupe Alpha – le cabinet de conseil expert des relations sociales, qui intervient à différents niveaux de la chaîne de l’emploi[1] -, un Grand Débat s’est déroulé à la Maison de la Mutualité à Paris, le 19 septembre 2023. Leaders des principales confédérations syndicales et patronales, membres du gouvernement et dirigeants de grands groupes s’y sont retrouvés autour d’un enjeu majeur[2] : la remobilisation des salariés et des managers, dans un contexte de mutations du travail et/ou de notre rapport à celui-ci. Morceaux choisis.
Un dialogue social fragilisé au niveau de l’entreprise, face aux mutations actuelles
Largement évoquées dans les médias B2B comme généralistes, les mutations du travail concernent tout autant la nature du travail et son organisation (digitalisation des entreprises / data-analyse / recours à l’IA, culture de l’immédiateté, multiplication des tâches et des interactions, surabondance de process) que le lieu où il se déroule (télétravail, travail hybride) ou la façon dont il s’inscrit dans la vie en général, notamment pour les professions intellectuelles (hyper-connexion). Quid des remises en cause et questionnements qu’elles génèrent ?
Tout s’articule autour d’une crise du rapport au travail, et du sens au travail. Cela se traduit par un désengagement des salariés combiné à des difficultés de recrutement ou de fidélisation des talents, et par une nette augmentation des changements – volontaires – de cap professionnel. Parmi les indicateurs mentionnés lors de cette table ronde, un sondage récent de l’Ifop pour la Fondation Jean Jaurès montre que 61% des Français préfèrent « gagner moins d’argent mais disposer de davantage de temps libre ». En 2008, ils n’étaient que 38%[3].
Pour la ministre déléguée chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels, Carole Grandjean, les attentes qui s’expriment à l’égard des partis politiques comme des organisations syndicales, sont considérables. Cela concerne des sujets pour lesquels des progrès ont déjà été enregistrés, sans être suffisants : l’égalité femme-homme ; la place faite aux salariés en situation de handicap dans l’entreprise ; la diversité et l’inclusion. De « nouvelles » problématiques appellent aussi des réponses fortes : la transition écologique et la reconversion professionnelle. Sur ces changements de cap d’ailleurs, une tendance interpelle : 40% des personnes entamant une reconversion professionnelle ont moins de 35 ans.
De son côté, le secrétaire général de FO, Frédéric Souillot, a rappelé le rôle-clé historique du paritarisme dans la protection et de la cohésion sociales de notre pays, depuis le Conseil National de la Résistance. Or, selon Cyril Chabanier, Président confédéral de la CFTC, l’application des ordonnances Macron de 2017 a affaibli le dialogue social au niveau des entreprises, en fusionnant les trois instances représentatives du personnel – DP, CE et CHSCT – en une seule : le CSE[4]. La disparition du CHSCT notamment a des conséquences néfastes, alors même que les risques psychosociaux sont exacerbés dans de nombreuses organisations. Par ailleurs, cette fusion contribue à sur-centraliser le dialogue social avec, dans le cas d’une entreprise disposant de plusieurs sites sur tout le territoire, la possibilité que certains n’aient aucun élu de proximité. Un autre écueil tient dans le temps requis pour « échanger avec les salariés et puiser l’information », afin de se saisir des problématiques de terrain et de pouvoir mettre celles qui semblent décisives « dans la négociation ». La fusion des IRP aboutit en effet à une diminution des interactions entre les salariés et leurs représentants, alors que ce lien direct est décisif. Au niveau national toutefois, le dialogue social se montre très dynamique avec la signature de 5 accords nationaux interprofessionnels en 2 ans – sur le télétravail, la transition écologique dans les entreprises, le partage de la valeur, la santé au travail et le dialogue social lui-même.
Une organisation du travail vacillante qui conduit à une profonde crise de confiance
Pour le Président de la CFE-CGC, François Hommeril, les phénomènes d’absentéisme au travail et de « crise de sens » que l’on observe traduisent une perte de confiance dans l’entreprise en tant que système. Un tel niveau « d’intolérance au travail » pose la question de l’organisation du travail dans son ensemble. En effet, les risques psychosociaux sont souvent mentionnés comme facteurs d‘absentéisme, à juste titre. Mais ils résultent eux-mêmes, le plus souvent, d’injonctions paradoxales auxquelles les salariés sont confrontés. Par exemple, pour un cadre ou manager : une responsabilité accrue, associée à des moyens défaillants. Quel que soit le niveau d’implication du cadre ou manager concerné, il ne pourra atteindre l’objectif visé. Il en résulte une forme de défiance envers les dispositifs mis en œuvre par l’entreprise, et envers cette dernière.
Dans cette perspective, il est vital de « restaurer les espaces de confiance ». Comment ? En se libérant du culte « des procédures à l’infini et en re-personnalisant le travail ». Cela passe notamment par une délégation des moyens, des efforts majeurs de formation et une facilitation des parcours professionnels. L’organisation du travail doit être repensée sous le prisme de « l’individualisation des postes et du respect des personnalités ». In fine, pour le leader de la CFE-CGC, cela ramène au fait que, « dans la chaîne de valeur, tout a été mis en place pour maximiser le profit des actionnaires, depuis un certain nombre d’années. Or ce modèle ne fonctionne plus ».
Un nouvel équilibre social qui passe par la reconsidération du travail
En avril 2023, le Président du Conseil d’administration de Renault Group[5], Jean-Dominique Senard, a remis le rapport des Assises du Travail dont il était garant avec Sophie Thiéry. Intitulé « Re-considérer le travail », ce document comporte 17 propositions réparties en 4 grands axes d’amélioration – révolutionner les pratiques managériales, mieux équilibrer les temps de vie, sécuriser les parcours professionnels, développer la culture de la prévention.
Comme il l’a exprimé lors de la table ronde, les travaux des Assises du Travail, ont fait ressortir une immense soif « d’écoute, de respect et de reconnaissance ». Déjà perceptibles en 2018, ces attentes et besoins sont désormais exacerbés ! Alors, quelles solutions ? Il convient d’opérer « une véritable révolution, de nature managériale », selon le président de Renault Group. S’il ne remet pas en cause la façon dont les entreprises sont dirigées, il estime qu’il faut absolument aller vers « une autonomie intelligente et encadrée, via des stratégies définies par les dirigeants d’entreprises, lesquels sont là pour donner une vision et du sens ». Sachant que le secteur privé comme la fonction publique sont concernés.
Par ailleurs, Jean-Dominique Senard déplore un fonctionnement des entreprises beaucoup trop inscrit « dans la verticalité ». Certes, la révolution managériale requise sera ardue, avec des responsables de tous échelons profondément déstabilisés, Cette reconfiguration radicale des pratiques managériales n’en reste pas moins indispensable. Et elle ne peut s’opérer dans de bonnes conditions qu’en misant en priorité sur la formation – dès maintenant.
Le développement des compétences comme levier majeur face aux problématiques critiques d’ordre individuel ou collectif
Pour adresser les angoisses et frustrations des salariés ainsi que la transformation des métiers et des écosystèmes, certains leviers opérationnels de la formation initiale et de la formation tout au long de la vie, doivent évoluer. Un exemple de « problématique » identifiée en formation initiale, partagé par la ministre Carole Grandjean : malgré les dispositifs existants, « l’orientation des jeunes se fait en fonction de la connaissance des métiers dont ils disposent dans leur milieu familial – une dizaine en général ». Ce point-là doit absolument être traité. La question de l’accès à la formation des personnes en situation de handicap constitue également une priorité, leur plus faible taux d’emploi étant lié, en partie, à un moindre niveau de qualification[6].
Par ailleurs, en amont de la formation, la découverte des métiers doit être favorisée – comme l’a souligné le Président du Medef, Patrick Martin. Il compte ainsi s’employer à ce que « les 190 000 entreprises adhérentes soient plus accueillantes envers les stagiaires de 5e et de 3e, sans chercher à préempter leurs choix ni ceux de leurs familles ». L’enjeu est de mieux expliquer ce qu’est l’entreprise de façon générale, et de présenter les différents secteurs d’activités ainsi que la diversité des métiers. Patrick Martin souligne aussi qu’il faut « s’occuper des actifs les plus éloignés de l’emploi ».
Pour revenir au développement des compétences stricto sensu, la Directrice générale du Groupe Alpha, Estelle Sauvat, a insisté sur le levier fondamental qu’il représente pour réveiller la confiance des salariés. « On a moins peur de l’avenir quand on se lance dans de nouveaux apprentissages et que l’on acquiert des savoirs, savoir-faire ou savoir-être ». Néanmoins, alors que chacun s’accorde sur l’importance du sujet, la formation représente moins d’1% des accords négociés dans les entreprises. Estelle Sauvat estime donc que « les membres du CSE doivent être invités à s’en saisir pour que tous les acteurs déterminent, ensemble, les investissements à réaliser – en effectuant un pas de côté par rapport au plan de développement des compétences qui, in fine, a juste été « re-customisé ».
Puissant levier d’adaptation aux mutations du travail, réponse aux angoisses individuelles et nouvel objet prioritaire du dialogue social, la formation a vocation à être tout cela – selon le Président-fondateur du Groupe Alpha, Pierre Ferracci. Ce dernier a par ailleurs souligné l’importance de rattacher certains sujets, pouvant sembler d’un autre ordre, à la réalité du travail et à ce que vivent celles et ceux qui l’exercent. L’enjeu d’un meilleur partage de la valeur[7] en fait partie, ainsi qu’une participation plus large des salariés à la gouvernance des entreprises. À cet égard, dans 13 pays européens sur 27, un tiers des représentants sont issus des salariés ou des syndicats, dans les conseils de surveillance des entreprises. En France, malgré la loi Pacte, cette participation oscille entre 10 et 15% dans les conseils d’administration.
Concluons ces morceaux choisis avec Jean Auroux, ministre du Travail de 1981 à 1983 et témoin exceptionnel du Grand débat proposé par le Groupe Alpha. Si les lois qui portent son nom ont généré des progrès sociaux significatifs, l’ancien ministre rappelle que « l’intérêt des entreprises est d’avoir la paix sociale dans leurs activités », quand l’intérêt des salariés est de bénéficier « d’une économie la plus florissante possible malgré les difficultés du moment ». Peut-on intégrer les mutations du travail et bâtir son futur, sans le co-construire avec toutes ses parties prenantes ? Les crises du travail déjà à l’œuvre prouvent que non.
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[1] Outre son métier « historique » d’assistance auprès des CSE, le Groupe Alpha cherche à instaurer de nouveaux espaces de dialogue social et territorial. Le cabinet s’occupe aussi des enjeux de santé et de sécurité au travail, des dynamiques de développement local ou de conduite de changement, et du développement des compétences durant toute la vie professionnelle.
[2] Autre enjeu majeur : la ré-industrialisation de la France. Ce Grand Débat s’est articulé autour de deux tables rondes, animées par le journaliste TV et auteur Arnaud Ardoin.
[3] En contrepoint toutefois, comme l’a signalé le Président du Medef, Patrick Martin, d’autres sondages mettent en exergue la préoccupation majeure des Français – à savoir le pouvoir d’achat.
[4] CSE : Conseil social et économique.
[5] Jean-Dominique Senard préside aussi l’Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi.
[6] Lors de cette table ronde, le Président de l’Agefiph, Christophe Roth, est intervenu en vidéo pour partager les objectifs du plan stratégique 2023-2027 de l’association.
[7] Un projet de loi sur le partage de la valeur est actuellement en discussion au Parlement. Il est basé sur l’ANI signé en février 2023 par les partenaires sociaux, à l’exception de la CGT.